La crise de l’esprit scientifique : une enquête, une tragédie, une redistribution collective des rôles

Eric Tannier, Vincent Daubin, Sophie Quinton

Texte extrait de l’article « La crise de l’esprit scientifique : une enquête, une tragédie, une redistribution collective des rôles » par Eric Tannier, Vincent Daubin et Sophie Quinton publié dans Les Cahiers de Framespa (2022).

« Mais moi, j’éclaircirai tout depuis le début », promet Œdipe dans la pièce de Sophocle. Roi de Thèbes depuis qu’il a débarrassé la ville de la Sphinx une vingtaine d’années auparavant, Œdipe est prié par une délégation d’habitants de trouver une solution à la peste qui endeuille à nouveau la cité. Il lui faut mener l’enquête, pour trouver les causes de la peste, et savoir comment s’en délivrer. Il apprend d’un oracle que le fléau est envoyé par Apollon, mécontent que le meurtre de l’ancien roi Laïos, commis vingt ans plus tôt, n’ait pas été élucidé, que le, la ou les coupables n’aient pas été punis. L’enquête d’Œdipe devient alors policière. Il interroge le devin Tirésias, part à la recherche de témoins du meurtre, entend les révélations de sa femme Jocaste, qui est veuve de Laïos. Il croise les informations avec des détails de sa propre vie, en particulier une altercation qu’il a lui-même eue sur la route avec un vieillard : chaque nouveau détail semble confirmer sa propre culpabilité dans l’assassinat, et l’accomplissement de la prophétie qu’il avait cherché à fuir.

Mener l’enquête pour finalement se découvrir coupable, c’est ce qu’on peut ressentir en tant que scientifique lorsqu’on cherche à comprendre les causes profondes des ravages écologiques du monde contemporain. En effet, les scientifiques sont d’un côté des détectives, qui documentent l’état du monde, sa dynamique, les causes et les conséquences de sa dynamique. D’un autre côté, l’activité scientifique est un des moteurs du « progrès » technologique et du développement économique, qui ont tendance à augmenter la pression sur les ressources, et qui ont par là leur responsabilité dans le désastre sur lequel ils alertent.

À la fois détectives et coupables, et peut-être pourrait-on s’en attribuer encore d’autres (témoins, victimes…) : quels rôles tiennent les sciences et les scientifiques face aux ravages écologiques actuels ? Quels rôles veulent-ils tenir dans l’avenir ?

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L’allocution de Greta Thunberg à l’Assemblée Nationale en juillet 2019 nous donne le beau rôle : « We are, after all, just children. You don’t have to listen to us. But you do have to listen to the united science. The scientists. » Il suffirait d’écouter les scientifiques « unis » pour en tirer un message écologique clair. La connaissance fine des ravages écologiques et la sensibilisation du public doivent effectivement beaucoup à certaines disciplines scientifiques. Parmi les travaux les plus marquants dans ce sens figurent ceux de la modélisation, qui permettent non seulement de décrire des états et des tendances, mais aussi de construire des scénarios prospectifs pour l’avenir, afin de se préparer à toutes les éventualités. C’est le cas par exemple du célèbre rapport Les limites à la croissance commandé par le Club de Rome et publié en 1972 (sous le titre Halte à la croissance ?), dont certains scénarios décrivent l’effondrement brutal de la population au cours du xxie siècle si la croissance économique se poursuit.

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Ce n’est pas tout de décrire la peste, il est attendu des scientifiques comme d’Œdipe qu’ils en documentent les causes, pour permettre à la société de construire des éléments de lutte. Un consensus s’est formé pour incriminer « les activités humaines », responsables du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité.(…) En allant plus loin dans la définition des activités en cause, on est frappé par la relation étroite entre la consommation d’énergie, la croissance du PIB et, plus généralement, la richesse des nations. Pour certains économistes, mettre en cause l’une, c’est nécessairement mettre en cause l’autre. Mais c’est un pas difficile à faire, car personne ne voudrait renoncer à la richesse. (…)

Notre enquête préliminaire nous entraîne donc à soupçonner, comme origine des ravages écologiques, l’utilisation de l’énergie, la richesse et leur croissance. Il reste à enquêter sur les moteurs de cette manière d’habiter le monde en surexploitant l’énergie pour accumuler la richesse. Les moteurs de la croissance : capital, énergie, technologie, production ou consommation, sont discutés par les économistes, et tous ces facteurs ne sont pas exclusifs. Mais des modèles macro-économiques pointent l’innovation technologique comme principal moteur de la croissance, et la recherche et développement comme le principal moteur de l’innovation. Selon ces modèles, les États et les entreprises financent de plus de plus de recherches, et en particulier de recherche fondamentale, à seule fin de maintenir une croissance constante.

On peut trouver que ces modèles n’intègrent pas la diversité des raisons de financer la recherche scientifique, par exemple la nécessité d’être technologiquement à la pointe des connaissances internationales, pour l’armée, la compétition industrielle, le prestige d’une nation, sa souveraineté alimentaire et industrielle, la nécessité de produire des connaissances adaptées au monde contemporain pour l’organisation sociale, le confort, la santé, l’alimentation de la population. Toutes ces raisons ont pourtant quelque chose en commun : sans nécessairement que ce soit leur but, elles alimentent, avec des nouvelles idées d’objets ou d’organisation, la croissance du PIB.

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Ainsi, comme Œdipe à la recherche des causes de la peste, nous accumulons les indices qui font de nous des suspects. Aucun modèle pour l’instant, à notre connaissance, ne fait directement le lien entre recherche et destructions environnementales, mais en croisant plusieurs modèles et observations, avec la croissance économique comme mobile, on en vient à considérer cette relation.